Théâtre
L’épée & la rose, du Théâtre de la source
Rhapsodique
L’épée & La Rose prend à témoin son spectateur en lui montrant le chemin de croix d’Ibn Rochd (Averroès). Elle lui donne à voir une sorte de Passion : celle d’un penseur qui n’a foi qu’en la raison. La raison est sa religion.
Pour lui, d’ailleurs, la sagesse, la philosophie El Hikma et la religion la Chariâa se confondent. Ibn Rochd est vraisemblablement le plus grand rationaliste que le monde islamique ait connu. Il n’arrête, sa vie durant, de fêter et de célébrer, tout au long de son œuvre, cette faculté. Il serait partisan intraitable de la pensée libre. Interculturel, transculturel, il saura conjuguer le message coranique et la sagesse de la philosophie grecque (version Aristote). Il prône l’harmonie (entre foi et raison) et prêche la polyphonie sinon la symphonie (voix de la religion et de la philosophie). Il est d’une modernité ! Il finit par heurter le pouvoir de l’époque (les Mouahidines). Evidemment !
Double visage
L’épée & La Rose, imaginée scéniquement par Hamadi Wahaïbi et dérivée d’un texte de Mohamed Ghozzi, donne à voir, à première vue, un double visage, deux physionomies contrastées.
C’est d’abord, à l’évidence, une œuvre de circonstance : ne s’inscrit-elle pas dans ces festivités qui célébrèrent l’année Ibn Rochd ? Un sentiment fort de quelque opportunisme plane. Pour ne rien cacher à personne, c’est très désagréable. C’est ensuite, aussi paradoxal que cela puisse paraître, un ouvrage qui a un air discret de résistance (théâtrale). Il rame à contre-courant et à contre- temps, en sens inverse de ce tsunami qui déferle sur notre théâtre : one man shows et comiques canailles (mais n’est-ce pas de toute façon la même chose ?).
On a beau faire, on a beau dire, mais l’impression d’être en présence d’une œuvre ambivalente est vive. Est-il insignifiant donc que M. Ghozzi, poète de son état, son état de toujours pour tout dire, se pique enfin de théâtralité et se hasarde si tardivement à l’écriture textuelle ? Disons-le : quelle est «la nécessité intérieure» (Kandinsky) ou le besoin impérieux qui pousserai un poète respecté et reconnu à abandonner l’expression poétique pour la forme dramatique ? Venant d’un chantre du langage poétique à caractère dit soufi (on dit bien «dit» soufi c’est-à-dire en quelque sens «mystique»), cette exaltation du rationalisme dont fait preuve la pièce reste pour le moins problématique : ressort-elle de l’œuvre ou pas ? Est-elle conforme à son projet ? Est-elle proche de son cœur? Vu la longue expérience d’écriture de l’auteur du Livre de l’eau, livre du feu, on veut bien s’auto-mystifier et se refuser à croire qu’il s’agit là d’une simple envie passagère, d’une distraction inessentielle. Et pourtant, on a beau dire, tout laisse croire que cet acte de conversion à l’écriture dramatique est loin d’être essentiel : il est plutôt circonstanciel. Il est fils, redisons-le, de ces défuntes festivités d’Ibn Rochd. Le chant élevé ici en l’honneur de la raison est certes un sujet non circonstanciel. Il se pourrait même qu’il soit pour d’aucuns essentiel. Mais il n’est soulevé ici et maintenant que sous l’effet des circonstances. Et quoi de plus insupportable que de penser que la création artistique ou poétique est le produit des circonstances et non des convictions profondes ou des urgences intérieures ? La réflexion, qui est proposée dans cet ouvrage de circonstances, on l’appellera donc de circonstance, est loin d’être inintéressante comme tout débat sur la liberté de penser, l’ouverture d’esprit ou la tolérance. Mais cette réflexion n’a pu s’élever à ce qu’on aimerait bien appeler «méditation» à accents de sagesse pouvant provenir d’un véritable poète. On s’y attendait; attente déçue.
Grisâtre, grisaille
Gardons-nous pourtant de croire que cette pièce, texte et réalisation (scénique), est un ratage. Si elle ne peut se croire être un chef-d’œuvre, elle n’est pas non plus un travail tout à fait médiocre. Mais d’un autre point de vue, c’est peut-être pire : ce n’est ni noir ni blanc, ni nuit ni clair de lune. Pis : c’est gris. C’est plus terrible, c’est insuffisamment coloré comme travail; il est peut-être même un peu décoloré. Ce n’est pas tout à fait sans couleur, non; c’est décoloré; c’est camaïeux, ou ce qu’on veut, mais ce n’est pas sans couleur. Si les costumes portés par les protagonistes du drame sont chromatiquement portés vers les tonalités ternes et mates, froides et jamais chaudes, ce n’est certainement pas pur effet de hasard. Ce n’est pas non plus un fait aléatoire si les lumières ne cherchent en rien à dessiner des espaces vraiment tragiques alors que dramatiquement les situations s’y prêtent bien puisqu’elles sont à dominante conflictuelle. Mais voilà, ce caractère excessivement polémique des tableaux (Tableaux ? Ce ne sont, en tout cas, pas des scènes : il n’y a ni unité de lieu ni unité de temps) n’est jamais souligné ou appuyé. D’où une notable absence d’hyperboles et de grossissements rendus de toutes manières non nécessaires. Ainsi évite-t-on larmoiement et lamentation. Se trouvent rejetés et le pathétique et l’hystérique. Mais, d’un autre côté, l’image donne l’impression forte d’être inaboutie. Elle a l’air de manquer d’énergie et comme de conviction. Un goût d’inachevé s’impose; il s’impose si fort qu’il fait penser à un parti pris esthétique. Dans le cas contraire, comment pourra-t-on justifier ce procédé assez récurrent, très itératif qui consiste en l’utilisation furtive ou allusive des signes, certains signes codés, hyper-codés. Il en est ainsi, mais ce n’est qu’un exemple de ces mouvements de danse des derviches tourneurs : on se satisfait là d’esquisser tout juste quelques éléments de cette danse sans trop chercher à aller plus loin, plus avant et plus profond. Dès lors, ces mouvements apparaissent et disparaissent comme ça, avec cet air désagréable d’être des éléments arbitraires et injustifiés. On n’est pas très loin d’un certain esthétisme. Et cette quête d’une beauté formelle un peu trop injustifiée (beauté formaliste, donc; fausse beauté, pour tout dire) peut se rencontrer aisément à tous les niveaux de la mise en scène. On n’a qu’à considérer le recours à cette gestuelle empruntée à la sémiotique tauromachique ou à celle de certains arts martiaux. Ce qu’on peut dire pour le moins est qu’elle est empruntée. Cette dynamique gestuelle et son emploi ne réussissent pas totalement à s’inscrire dans la dynamique dramatique de l’Action et de ses porteurs (les personnages). Dynamique et emploi semblent relever d’un jeu arbitraire, en tout cas très peu motivé.
Ni récit de vie, ni histoire d’idée
L’immotivation génère un effet de fantaisie qui n’est pas toujours heureux. Parachuté, ce jeu s’articule mal avec l’âme d’un drame qui fait état d’une «pasonaria», celle de ce grand esprit qu’est Ibn Rochd. Comme on aurait souhaité que cette écriture scénique donne corps et âme dans l’économie et l’épure. Le texte aurait pu inviter à la sobriété et à la concision ! Comme il est désagréable, en regard du sujet traité, de voir cette surabondance des signes, cette pléthore des symboles, ces systèmes gestuels qui émergent comme à tout va, à tout moment, à l’improviste, comme ça, au gré des séquences et des scènes. Les signes apparaissent et disparaissent, sans éprouver le besoin de s’enraciner dramatiquement. Ça glisse, ça glisse terriblement. Ça ne jette jamais l’encre sur scène pour de vrai. Le texte y est peut-être pour quelque chose dans cette glissade continue.
Les intentions du départ, l’élan porteur du projet, l’idée qui active l’écriture ne sont pas claires du tout: veut-on faire une biographie d’Ibn Rochd ? Non, puisqu’on ne nous met en présence que de quelques «biographèmes». Cherche-t-on à exposer (artistiquement) les idées maîtresses de ce penseur qualifié de «deuxième maître» après Aristote ? Rien vu de tout cela. Ce qu’on a pu voir se résume tout au plus à quelques misérables bribes d’idées disséminées et infusées de-ci de-là. Ni récit de vie, ni histoire d’idée ou présentation d’une œuvre, mais alors quoi ? Un peu de tout cela : c’est kaléidoscopique, un peu rhapsodique, un peu papillon. C’est quelque chose comme une fugue. Une écriture en fugue ? Ç’aurait pu être beau et fort, j’imagine, d’emprunter ce chemin pour ériger la fugue comme ars ou tekné, comme une certaine façon de voir et de respirer, de dire et d’énoncer, bref comme une certaine manière toute particulière de composer et de chanter ce qui aurait pu devenir l’épopée, la destinée sublime d’Ibn Rochd. Hélas, on n’a pas eu droit à cette grâce. Ni le drame, ni le jeu, ni l’image sonore ou visuelle n’ont cheminé dans la voie de cette grâce si espérée.
Mohamed MOUMEN